La Petite Interview de Melville a eu lieu sur le stand virtuel des Courants Alternatifs à la CyberConv le vendredi 3 avril 2020.

Eugénie : Hello à tous et à toutes, on va commencer la Petite Interview n°2 avec Melville. Je vous propose de me laisser dérouler quelques questions générales dans un premier temps, pour que tout le monde puisse découvrir les jeux de Melville ; et puis je vous donne la parole ensuite pour que vous lui posiez vos questions directement. Les plus naïves sont les bienvenues, et les plus spécialisées hardcore aussi !

Melville : Ask me anything

Public : Melville, combien font 2568579×356.78 ?

Melville : 916 417 616, c’est ça la puissance intellectuelle.

Eugénie (après avoir repris le contrôle de son interview) : Coucou Melville, est-ce que tu peux te présenter pour des personnes qui ne te connaîtraient pas ?

Melville : Bonjour, je m’appelle Melville, je suis un.e garçonne trentenaire. Je suis cuisinier.e depuis quelques mois pour faire mentir les statistiques qui disent que les rolistes sont toustes chercheur.ses, enseignant.es, bibliotécaires ou informaticien.nes.

Eugénie : Est-ce que tu peux nous parler de ton parcours rôliste ?

Melville : J’ai découvert le jeu de rôle en sixième avec le cancre de ma classe. Ca a été un très grand choc. J’avais déjà au préalable une pratique de livres dont vous êtes le héros, mais ça a ouvert un vrai champ créatif.

J’ai joué à pas mal de trucs, notamment en club au cours de mon adolescence. J’ai bien évidemment gribouillé mes propres idées de jeu de rôle. J’ai l’impression qu’on est nombreux.ses à faire ça, que le JDR est un loisir de hack, presque par essence.

Avec le démarrage de John Doe, j’ai rejoint la communauté des bidouilleureuse, j’ai proposé des petits univers de jeux, très ramassés, j’ai rencontrés d’autres créateurices, aussi. Et puis j’ai mis les yeux sur Wushu et sur Tranchons et Traquons. Je crois que c’est là que tout a basculé. J’ai vraiment pu voir pour la première fois un déplacement d’autorité créative du meneur vers les joueuses, ça m’a beaucoup inspiré.e.

Mes premières publications « pro », c’est encore avec John Doe, à l’époque ou Grumph bossait sur Oltrée!, parce que justement ça donnait des outils intéressants dans ce sens.

Et puis j’ai mis le doigts dans l’engrenage de l’edition indépendante, avec Sur les Frontières, d’abord, puis Summer Camp, Aux Marches du Pouvoir, et maintenant Bois Dormant.

Ca c’est sans compter une myriade de jeux de société, jeux vidéo, jeux en format court, GN … C’est important pour moi de décloisoner, d’aller voir ailleurs comment les choses se fabriquent. C’est aussi dans cette logique qu’on a fondé le podcast Ludologies avec mon ami Hadrien Bibard, pour parler du jeu comme un objet culturel en croisant les différents regards.

(vous me dites si je parle trop, hein)

Eugénie : Peut-être pour parler plus concrètement de tes jeux, est-ce que tu peux présenter rapidement Sur les frontières et Aux marches du pouvoir, qui se jouent dans un univers commun ?

Melville : Oui ! Dans Sur les Frontières, je voulais explorer la forme tragique. Pour moi c’est une sorte de croisement entre le Polaris de Ben Lehman et le Agon de John Harper. #namedrop

Dans un empire vaguement antique, on envoie de jeunes nobles sur les territoires frontaliers, dans une sorte de rite initiatique. On leur raconte qu’iels y deviendront des héro.ines. Sauf qu’en réalité, ça va globalement mal se passer.

C’est un jeu sur le passage à l’âge adulte, l’apprentissage d’un regarde autonome sur le monde. Je crois que c’est un jeu assez mélancolique. C’est ce que je voulais en tout cas, un jeu épique et mélancolique à la fois. J’ai eu beaucoup de chance parce que John Grumph a parfaitement capté l’essence de ce que je voulais raconter dans ses illustrations.

Aux Marches du Pouvoir, c’est initialement une sorte d’exercice de style de game-design. Je voulais faire un jeu qui utilise des dominos. Et les dominos, pour moi, ça évoquait la stratégie, la manigance, les choses que l’on dispose patiemment et que l’on déclenche juste d’une pichenette après une très longue préparation.

Une de mes grosses inspiration, c’est Bel-Ami, de Maupassant. Et globalement les ambitieux de la littérature réaliste française.

Forcément, je ne pouvais raconter ces histoires là que dans une capitale, et il m’a semblé intéressant d’étendre l’univers de Sur les Frontières en y parlant justement de la grande ville de Naëssence.

Eugénie : Mais ? mais ? et Littlefinger alors ?

Melville : À l’époque où j’ai sorti le jeu, Game of Thrones était en cours de diffusion et j’ai trouvé dans ce personnage ce que je voulais proposer. Des personnages issus d’origines assez modestes, qui gravissent les marches du pouvoir par la seule force de leur manigances, de leur intelligence.

Contrairement à ce qu’on pourrait en penser, ce n’est pas vraiment un jeu compétitif, d’ailleurs. Les personnages le sont, mais j’ai vu de nombreuses joueuses prendre plus leur pied à raconter l’échec lamentable des plans de leur personnage et sa disgrâce finale.

J’ai aussi expérimenté des choses en matière de format, puisque le jeu est un A1 avec la carte de la ville d’un côté et les règles de l’autre. La carte est une sorte de « tapis de jeu » avec des outils visuels pour se rappeler des différents éléments d’univers qu’on peut inclure dans ses histoires.

Et pour la cohérence, j’ai à nouveau travaillé avec Grumph pour ce jeu là, ainsi que pour Monstres, le mini GN que j’ai écrit et qui se passe aussi dans le même univers.

Eugénie : Et tu as complètement changé d’univers avec Summercamp et Premier bivouac ?

Melville : Oui ! Il y a un truc qui me travaille depuis longtemps, c’est la figure de la forêt comme « matrice à histoires ». ca faisait un moment que je voulais proposer un jeu autour de ça.

Je crois que Summer Camp nait de la rencontre avec trois univers fictionnels : Gravity Falls, Over the Garden Wall et Lumberjanes. L’idée d’un camp dans une forêt ou il se passe des choses bizarres, où les histoires deviennent un peu réalité, elle vient de là.

Eugénie : [note : un « camp » au sens de « colonie de vacances »]

Melville : Et quand on pense « camp en forêt », le scoutisme (auquel je ne connaissais rien à l’époque) vient rapidement en tête. Il faut dire que c’est une des prémices de Lumberjanes, aussi.

Je me suis rappelé.e de ces histoires qu’on se raconte enfant et qui nous semblent devenir réelles à cause d’une simple ombre qui passe au mur, et j’ai eu envie de proposer ça aux joueuses.

Eugénie : [note : le terme « joueuse » il désigne aussi les garçons qui jouent] (je fais tes sous-titres ! )

Melville : Donc dans Summer Camp (et Premier Bivouac, qui est une sorte de module de découverte), on raconte les histoires d’un camp de Louveteaux et Jeannettes du Corps des Explorateurs qui fait sa première grande excursion estivale dans une forêt bizarre. C’est une bande de copains/copines, et iels vont vivre des aventures incroyables. Iels vont se raconter des histoires le soir autour du feu, et ces histoires vont se révéler plus réelles que prévu.

Eugénie : … mais l’adulte, le chef de camp, ne les croira ja-mais !

Melville : Parce que c’est comme ça, les adultes … Alors qu’il existe vraiment, ce foutu lapin à cornes.

Eugénie : Et ben du coup, passons aux adultes, ceux qui sont pas comme ça. Le jeu que tu fais jouer à la CyberConv, c’est « Bois Dormant, vivre avec les ronces » dans un contexte qui s’appelle Love, Berlin, qu’est-ce que c’est ?

Melville : Bois Dormant ou Love, Berlin?

Eugénie : Les deux !

Melville : OK. Donc. Par où commencer….

Bois Dormant, c’est un jeu inspiré de la mouvance Belonging outside Belonging, initiée par Avery Alder dans Dream Askew. En gros on joue une communauté marginale avec une mécanique sans meneur et sans dé, où chacune incarne un personnage, mais aussi un élément structurant de l’univers de jeu. Et on utilise des jetons pour équilibrer les moments qui avantagent notre personnage et les moments où il galère (en très gros).

Et j’avais envie de faire un jeu qui fasse l’effet des exercice de confiance en team-building : un truc où on se laisse tomber en sachant que les autres seront là pour nous rattraper. Alors j’ai un peu tordu la mécanique.

Concrètement, dans Bois Dormant (qui a longtemps eu comme titre de travail « Couleur Béton », pour les deux du fond qui ont pas suivi), on joue dans une ville. Une ville ceinturée où il n’y a pas beaucoup d’habitants, parce que tous les autres sont pris dans une sorte de coma surnaturel.

On joue une version contemporaine de la belle au bois dormant, où on serait les sujets du chateau qui – contrairement aux autres – ne se sont pas endormis. Et les personnages appartiennent à une communauté pacifique. Des gens qui essayent de survivre ensemble plutôt que de se tirer dans les pattes de façon individualiste.

Eugénie : Et Love, Berlin alors ?

Melville : À l’image de Premier Bivouac pour Summer Camp, j’ai eu envie de proposer un contexte de jeu « clef en main », qui permette de se lancer dans l’aventure sans longue lecture ni phase préparatoire rébarbative pour certain.es.

Là où Bois Dormant donne tous les outils pour imaginer sa ville et sa communauté, Love, Berlin propose une communauté déjà construite, à Berlin (vous voila bien supris.es, n’est-ce pas ?). On y joue donc des membres de Konkret Farbe Radio (KFR pour les intimes), une radio qui informe les berlinois.es et leur diffuse de la musique.

Imaginez la version zadiste berlinoises de « Good morning England », ben voilà.

Public : Ca a dû être noté, mais quelle différence entre Berlin et Bois Dormant ? Damned c’est marqué… (mais si tu as des trucs à ajouter dessus)

Melville : Alors Love, Berlin. c’est une communauté déjà décrite, quatre personnages tout faits, quatre « domaines »‘ de jeu bien calés aussi.

Public : Et côté Bois Dormant, jusqu’où vont les outils de créa ?

Melville : Bois Dormant c’est la version complète, où on personnalise son personnage parmis 7 profils différents, où il y a 6 domaines possibles. On choisit la ville où ça se passe, on personnalise sa communauté et les PNJ qui s’y trouvent, etc.

Par ailleurs il y a une grosse partie de conseils pour appréhender ce type de jeu, d’autres pour se doter d’outils utiles pour faire attention les unes aux autres pendant la partie, un contexte de jeu de plus (au Caire, cette fois), et une proposition de modalité de répartition des tâches liées à l’organisation d’une partie de jeu de rôle, histoire que cette charge mentale là aussi soit prise en main de façon collective.

Public : Tu disais que tu avais tordu la mécanique des BoB, je suis curieux de savoir en quoi… Tu pourrais développer?

Melville : Yes. Dans BoB, il y a trois types d’action pour les personnages : les actions « faibles » qui rapportent des pions, les actions « neutres » qui sont gratos et les actions « fortes » qui en coutent.

Dans Bois Dormant, il y a une logique un peu plus macro. Pour qu’une scène dont ton personnage est le sujet central se passe bien pour lui, tu dois dépenser des jetons. C’est ce qu’on appelle une fortune. Si tu ne payes pas, ça se passe entre moyennement et mal pour ton perso.

Si tu mets ton perso dans une situation compliquée, dangereuse, stressante, c’est une Détresse, et tu pioches un jeton.

Mais le meilleur moyen de gagner des jetons, c’est de raconter un Sauvetage, c’est à dire comment un personnage (idéalement le tiens) intervient pour aider celui qui est dans uns situation compliquée. Evidemment, c’est la personne qui a reçu de l’aide qui décide si ton intervention était bien un sauvetage ou pas.

Bref on garde la logique de gagner et dépenser des jetons, mais on change les déclencheurs.

Public : Oh c’est cool ça! C’est la partie qui n’existe pas comme tel dans les BoB, si je me plante pas, c’est ça? C’est carrément intéressant de l’avoir tourné de la sorte. Je pense que c’est même mieux foutu que dans les BoB où les déclencheurs sont plus flous et dépendent de chaque perso (au final on s’y perd). Et j’aime beaucoup l’idée de devoir s’entraider!

Melville : C’est très prétentieux de ma part, mais mon ambition c’est de faire un jeu pour apprendre à se faire confiance, se pardonner et s’aimer. Parce que c’est pas nécessairement la teuf dans la communauté au début de l’histoire. On trimballe tous nos squelettes dans le placard … Mais on essaye de se redresser les unes les autres. Voila.

Public : J’aime beaucoup le propos en tout cas! Le jeu m’attire beaucoup! Il faudra que j’y joue en ligne (dès que j’en aurais l’occasion!)

Un autre Public (faisant référence à la présence de conseils de jeu dans Bois Dormant) : Ça c’est vraiment chouette, j’ai une pratique un peu « tradi » du jdr et à la lecture de Love, Berlin, je suis à la fois très intéressé pour y jouer mais aussi un peu intimidé.

Melville : C’est le souci des modules découvertes J’essaye d’inclure pas mal d’accompagnement dans mes jeux, mais c’est vrai qu’on les retrouve surtout dans les version « complètes ». Tu as un peu la même chose entre Premier Bivouac et Summer Camp.

Cela dit ça vaut le coup de se lancer comme ça, pour voir. De toute façon c’est pas un concours, et vous serez plusieurs à pouvoir vous entraider pour raconter une histoire chouette.

Public : Aucun souci, je prendrai Bois Dormant à sa sortie sans aucun doute ! D’ailleurs, c’est prévu pour quand ?

Eugénie : Et allez on casse l’ambiance…

Melville : Alors si Eugénie râle sur la date de sortie, c’est parce que pour la première fois de ma « carrière » (c’te blague), ce n’est pas entre mes mains. En effet le jeu est prévu chez Dystopia, dans la collection Jydérie, sous la direction de ma comparse.

Eugénie : Oui, et c’est ma première fois aussi… Le calendrier initial c’était : précommandes au 15 mai pour une parution en boutiques/librairies en septembre. Mais vu la période compliquée pour les boutiques, les librairies et les éditeurs… honnêtement je ne peux rien promettre. Dès qu’on saura ce qu’on peut lancer et quand précisément, on le dira.

Melville : Et puis en attendant vous pouvez toujours vous faire plaisir dans Berlin en prix libre.

Public : Tu peux même pas faire le dépôt légal d’un livre en ce moment, donc c’est clairement compliqué de sortir un jeu (surtout en version non-numérique).

Eugénie : heureusement qu’il y a Love, Berlin pour patienter ! Je pose ma dernière question ?

Melville : C’est déjà la dernière question ? (ça passe vite)

Eugénie : Est-ce que tu peux nous citer un autre jeu des CA que tu aimes ou qui t’intéresse tout particulièrement ?

Melville : Mmmmmh. C’pas facile. Alors déjà je les connais pas tous (ouuuuuuuuh, nul)

Eugénie : shame shame shame

Melville : Mais je dirais De mauvais rêves, de Cendrones.

Ca touche à des choses qui m’importent beaucoup : les émotions, l’entraide, le dépassement des désaccords, la nécessité de l’autre pour survivre.

Je crois que ce sont des jeux sensibles. Je suis pas forcément fan de la logique « feelgood », parce que j’aime pas trop l’injonction à ce que tout soit super et merveilleux et trop choupi, mais j’aime quand on donne de la place à la vulnérabilité, parce que c’est une porte d’entrée pour les autres.

J’appelle ça « montrer son ventre », c’est à dire montrer une partie sans protection et dire : je te fais confiance, je sais que tu ne vas pas me faire de mal. Pour moi ça crée des liens très forts avec les autres joueuses.

Eugénie : Wow. Et bien gros gros merci à toi Melville. On n’a pas eu le temps de tout évoquer, notamment, l’aventure Trop Long ; Pas Lu, mais allez farfouiller sur le site, c’est top !

… et puis tes autres jeux sur itchi.o, pour les curieux et les curieuses, c’est par là : https://melville.itch.io/

Melville, la Petite Interview