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Qu'est-ce que la tension ?
A prendre la définition de tension dans le Wiktionnaire, la tension désigne à la fois une tension physique (tension d'une corde...) qu'on peut transposer en jeu de rôle par la tension entre les objectifs des personnages, leur intégrité et l'adversité qui s'y oppose. On parle aussi de tension pour désigner un " État mental ou émotionnel intense."
Wiktionnaire : Tension
La tension en jeu de rôle désigne à la fois un effet (tension entre les objectifs des personnages, leur intégrité et l'adversité qui s'y oppose) et sa conséquence (l'état mental ou émotionnel intense des joueuses).
On peut distinguer la tension ludique (tension entre les objectifs des joueuses et l'adversité opposée par les règles ou le meneur) et la tension narrative (tension entre les objectifs et l'intégrité des personnages et l'adversité qui s'y oppose), qui peuvent être liées (quand les joueuses défendent les objectifs et l'intégrité de leur personnage) ou divergentes (quand les joueuses ont d'autres objectifs que leurs personnages).
On peut encore distinguer :
+ Une tension tactique (les personnages doivent résoudre un problème en préservant leur intégrité)
+ Une tension morale (les personnages doivent résoudre un problème en préservant leurs valeurs)
+ Une tension sociale (les joueuses sont en compétition pour la prise de parole ou l'autorité sur la narration)
+ Une tension esthétique (les joueuses sont en compétition pour l'établissement d'un canon esthétique ou s'impliquent pour emporter l'approbation des autres joueuses)
Eugénie, Thomas Munier, Julien Pouard, Sandra, Pierre V. : Atomistique, le plan des podcasts, sur Les Ateliers Imaginaires
La tension, c'est l'effet de stress psychologique provoqué sur les personnages ou les joueuses par l'anticipation d'un danger imminent. La tension n'est amenée en jeu ni par le danger ni par le risque ni par l'issue fatale, mais par l'annonce de l'imminence de ces phénomènes : on peut alors relier aussi la tension rôliste à la tension électrique comme étant une différence de potentiel et alors l'opposer à l'intensité rôliste, qui serait alors le degré de danger et de risque, ou le degré de fatalité d'une issue.
Wikipédia : Tension électrique
Wikipédia : Courant éléctrique, chapitre Intensité du courant
Thomas Munier : Intensité & Profondeur, pour le podcast Outsider
La tension est un phénomène qui a une chronologie. Elle connaît des hauts et des bas au cours de l'aventure, avec une apogée en début de partie (rupture de la situation initiale) et en fin de partie (climax)
Podcast de La Cellule : la Structure
A quoi sert la tension ?
La tension un effet qui permet de créer un sentiment que les choses s'aggravent et peuvent s'aggraver encore si on échoue à trouver une solution. Et ce sentiment crée un engagement des joueuses, qui crée un état mental ou intense, générateur de plaisir.
Cet état peut être relié à la notion d'immersion optimale :
+ Immersion tactique optimale, ou flow : engagement mental total dans la résolution du problème
+ Immersion morale optimale, ou bleed : engagement mental total dans le personnage, sympathie avec le personnage lorsqu'il vit des dilemmes ou cas de conscience, ou entreprend des actions décisives.
+ Immersion sociale optimale, ou complicité : engagement mental total dans l'activité de groupe
+ Immersion esthétique optimale : transe (engagement mental total dans la création) ou fascination (engagement mental total dans la contemplation)
Thomas Munier, Julien Pouard : L'immersion pour le Podcast des Voix d'Altaride
La tension est aussi ce qui fait jeu : en créant le sentiment de la possibilité de perdre, elle promet le plaisir de gagner, et donc elle favorise l'implication de la joueuse dans la séance.
La tension est pour autant dispensable : il existe des jeux sans tension, parce que les issues, fussent-elle fatales, sont déjà connues à l'avance, ou parce que le danger est absent, ou encore parce que le danger est seulement narratif mais que les joueuses se concentrent sur le plaisir de raconter. Les jeux sans tension sont plutôt des jeux esthétiques ou sociaux mais on peut aussi envisager des jeux moraux sans tension (les personnages sont amenés à se positionner moralement sans avoir à affronter les conséquences de leurs actes) ou des jeux tactiques sans tension (la victoire des personnages est acquise, il ne reste que la compétition entre joueuses pour le plus grand mérite ou le défi intellectuel de cheminer vers la victoire).
Qu'est-ce que l'attrition ?
D'après le Wiktionnaire, l'attrition peut être :
+ "[L']Action de deux corps durs qui s’usent par un frottement mutuel.' (grind en anglais) qui en jeu de rôle peut être traduit par l'idée que les personnages n'ont d'action sur le monde que si le monde en retour érode les personnages (perte de points de vie, perte d'efficacité, acquisition de handicaps) : on parle alors d'attrition physique
+ Le "Regret d’avoir offensé Dieu, causé par la crainte des peines du purgatoire ou de l’enfer" , qui en jeu de rôle peut être traduit par l'idée que les personnages vont être amenés, pour atteindre leurs objectifs ou satisfaire leurs pulsions, à commettre des actes qu'ils pourraient être amenés à regretter plus tard : on parle alors d'attrition morale
+ Ce même regret d'avoir offensé Dieu pourrait aussi être extrapolé, en jeu de rôle, au fait que l'adversité ou les regrets du personnage entraînent pour lui un tel stress psychologique qu'il lui cause des folies : on parle alors d'attrition mentale
+ La "perte de client, de substance ou d’autres éléments non forcément matériels" qui en jeu de rôle peut être traduit, sous l'effet des actions des personnages ou de l'adversité, par le fait que les personnages perdent des ressources, des sources de revenu, des relations ou du crédit social : on parle d'attrition des ressources et d'attrition sociale.
Wiktionnaire : Attrition
L'attrition n'est possible que si l'on a défini un état initial des personnages qui sera vécu comme un statu quo idéal. Cet état initial se matérialise par un inventaire des ressources, des compétences, des valeurs et des relations des personnages, ainsi que des jauges qui peuvent être amenées à baisser. Cet état initial peut être amené à s'améliorer ou s'enrichir en cours de jeu, ce qui rendra d'autant plus marquante l'attrition quand elle interviendra. On parle d'état optimal, comme étant le meilleur état jamais atteint dans la partie jusqu'à présent, et l'attrition va éroder cet état optimal. Cet état optimal peut être matérialisé par une feuille de personnage ou seulement être une information narrative que les joueuses retiennent de tête.
En termes mécaniques, l'attrition est une aggravation de cet état optimal. Les ressources, savoirs-faire, valeurs et relations des personnages sont supprimées, abîmées ou corrompues. Les jauges ou les scores de compétences baissent. Des états physiques, mentaux, moraux ou sociaux sont imposés au personnage, qui l'invalident ou brident son efficacité. Certaines actions sont imposées au personnage, qui sont contraires à ses objectifs ou à son intégrité.
L'attrition est une perte : perte de santé, d'efficacité, de contrôle, d'équipements ou de compagnons utiles ou fétiches. L'attrition augure in fine la perte du personnage.
Le résultat final de l'attrition est la mort, la mise hors jeu du personnage, ou la perte de contrôle du personnage par sa joueuse initiale, au profit d'autres joueuses ou du meneur.
En quoi l'attrition crée-t-elle de la tension ?
L'attrition matérialise la tension. Si la tension peut être résumée à une aggravation de la situation poussant les joueuses ou les personnages à tenter de retourner les choses à leur avantage, cette aggravation sera d'autant plus visible qu'elle se traduit par une attrition.
L'attrition est un outil pour accompagner la chronologie de la tension :
+ Ainsi, au début de Notre Tombeau (un jeu d'Yno), les personnages, des quidams qui mènent une vie sans histoire, sont capturés, dépouillés, mutilés, jetés dans une oubliette : attrition qui crée la tension pendant la rupture de la situation initiale.
+ L'attrition peut conduire vers le climax en s'exerçant tout au long de la séance pour mener les personnages au bout de leurs forces avant la situation finale.
+ Ou encore elle s'exerce pendant le climax pour en signaler le danger et l'intensité. Les personnages arrivent à peu près indemnes à la situation finale qui va leur demander d'investir toutes leurs forces : l'objectif des règles ou du meneur est alors que les personnages subissent une forte attrition durant cette situation finale pour en souligner la tension. Ainsi, dans Sombre (Johan Scipion), il est précisé qu'un climax optimal doit conduire les personnages à la Final Girl Zone : un moment où la probabilité de fin oscille entre un seul personnage survivant et zéro survivant.
Johan Scipion : revue Sombre N°5
Le risque d'arriver à un résultat fatal par l'attrition doit être réel et fréquent si on veut créer une tension crédible : la tension rôliste est liée à la crédulité consentie des joueuses : les joueuses consentent à croire à la réalité du risque qu'on leur fait anticiper. Si ce risque ne survient jamais ou ne se solde jamais par une issue fatale, les joueuses cessent de croire à ce risque et la tension disparaît.
Wikipédia : Suspension consentie de l'incrédulité
L'attrition n'est qu'une technique pour véhiculer de la tension. Le suspense (faire planer une issue incertaine) et la menace (l'action du MC "Annonce une emmerde à venir" dans Apocalypse World) en sont d'autres. Ainsi, on peut supposer une grande tension tout au long d'une partie alors même que les personnages ne subiraient aucune attrition.
Attrition et système de résolution
Si l'on définit le système de résolution comme l'invocation des règles pour résoudre un conflit entre la volonté du personnage (ou de la joueuse) et le monde (ou le meneur), on constate que le système de résolution est un moteur pour la tension : il souligne une tension entre deux volontés, et le temps investi à mettre en route le système de résolution, est un élément de suspense, qui va favoriser l'état émotionnel ou mental intense des joueuses.
Thomas Munier : Ce qu'on ressent quand on lance les dés, pour le Podcast Outsider
En tranchant les conflits, le système de résolution amène une modification des états : état du personnage, état de la situation, état du monde. Cette modification peut consister en de l'attrition.
Un système peut donner un grand rôle au système de résolution dans la création de l'attrition. Mais il convient de souligner que l'attrition peut être gérée en dehors du système de résolution. Le meneur ou le jeu peut sanctionner une situation narrative par une attrition :
+ Cas où si les personnages échouent à trouver de la nourriture, ils perdent des points de vie automatiquement.
Un système peut se reposer sur d'autres mécanismes que l'attrition ou le système de résolution pour créer de la tension.
+ Dans Apocalypse World (Vincent Baker), le principe de MC "Annonce des emmerdes à venir" provoque une anticipation d'un danger imminent, synonyme de tension, sans pour autant qu'on ait invoqué le système de résolution ou exercé une attrition sur les personnages.
Attrition dans les jeux profonds
Si l'on définit un jeu profond par un jeu avec une grande durée de vie (on peut jouer au moins sur une séance de plus de quatre heures, ou sur une campagne. Dans les jeux les plus profonds, on peut potentiellement jouer des années avec le même personnage, voire toute une vie), l'attrition peut être gérée de deux façons :
+ Elle est modérée parce qu'on veut faire survivre le personnage assez longtemps. A chaque fois que l'attrition intervient, elle est modérée. C'est la somme des attritions sur toute une séance qui va créer une attrition assez forte pour créer de la tension. Quand l'attrition est soutenue par le système de résolution, il faut un grand nombre d'invocations de ce systèmes de résolution pour arriver à une attrition, et donc une tension forte. Si on joue sur une durée trop courte ou qu'on omet d'invoquer le système de résolution assez souvent, on échoue à créer une attrition et une tension forte.
+ Elle est élevée mais il y a de nombreux moyens de l'annuler. Les personnages subissent une attrition forte à la moindre occasion, mais ils ont facilement accès à des moyens de la résorber : guérisseurs, potions de résurrections, sorts de résurrection, rétropédalage narratif ("en fait vos personnages ne sont pas morts, ce n'était qu'un rêve")... Cela permet de créer des moments de tension forte mais à moins que les moyens de résorber l'attrition constituent en eux-même un motif d'aventure, l'effet s'estompe dès que les joueuses réalisent que leurs personnages seront sauvés de toute manière.
Attrition dans les jeux intenses
Si l'on définit un jeu intense par un jeu à jouer vite avec un grand engagement émotionnel ou mental (on joue avec le même personnage sur seule une séance entre dix minutes et quatre heures), alors un jeu intense est axé sur une tension forte tout le temps ou presque tout le temps (on peut ménager des temps morts pour valoriser les moments de tension). On peut aussi relier l'intensité rôliste à l'intensité électrique, comme étant le degré de danger et de risque, ou le degré de fatalité d'une issue.
Plus un jeu est intense, plus le risque ou le degré de fatalité des issues sera élevé.
La tension, quant à elle, est créée par l'anticipation, dans un laps de temps très courts, de ce risque ou de cette issue fatale.
L'un des outils pour y parvenir est une attrition forte. Si l'on invoque le système de résolution, celui-ci peut provoquer une attrition forte à chaque résolution :
+ Dans Sombre (Johan Scipion), il est possible de se faire tuer par un adversaire en un seul jet de dé, ou de perdre une grande partie de sa jauge de Corps.
+ Dans Inflorenza (Thomas Munier), il est possible de perdre l'ensemble de ses traits (ce qui entraîne la mort ou la mise hors-jeu du personnage) ou une grande partie de ses traits en un seul jet de dé.
+ Dans S'échapper des Faubourgs (Thomas Munier), un personnage peut être tué par un autre personnage ou un figurant sur simple déclaration, à condition que le personnage ou figurant soit dans la même zone et que son action "tuer" soit disponible.
Conclusion :
Dans les jeux profonds, le système de résolution amène une attrition par une érosion lente des personnages, qui amène la tension par anticipation progressive d'une issue fatale.
Dans les jeux intenses, le système de résolution amène une attrition forte, voire une issue fatale, à chaque invocation, ce qui crée un sentiment d'omniprésence du risque, qui amène une tension immédiate. Comme le système de résolution est l'incarnation même du risque, la tension intervient plutôt avant, au moment où le système de résolution est exposé aux joueuses et qu'elles prennent alors conscience des risques, ou encore juste avant d'invoquer le système de résolution, en connaissance du danger imminent.
Si tension, attrition et système de résolution peuvent fonctionner main dans la main pour une expérience de jeu forte, on a vu que d'autres types d'expériences rôlistes peuvent être fortes en se passant des trois ou de certain des trois.
(ce texte est dans le domaine public)
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