Cet article est la synthèse d’un échange sur le Discord des Courants Alternatifs. Je remercie les personnes ayant pris part à la discussion : Volsung, kF, Emojk, Arjuna Khan, Gherhartd Sildoenfein, Tiramisù, JC, Eric Blaise
J’ai souvent repris leurs termes en les paraphrasant quelques peu pour mieux les intégrer dans l’article (le « je » concerne mon point de vue, le « ils » un point de vue plus général extrapolé des interventions de mes collègues). J’ai conservé la capture d’écran de la discussion, donc sur simple demande je peux attribuer les propos, les supprimer ou les amender.

USDA, domaine public, galerie sur wikipedia commons
SOMMAIRE
1. Introduction
2. Pas du jeu, mais de l’art
3. Pas du jeu, mais du psychodrame
4. Pas du jeu, mais une expérience
5. Le problème du debriefing
6. Le problème des enjeux
7. Conclusion
INTRODUCTION
Sur le Wiktionnaire, le mot jeu a pas moins de 16 définitions possibles ! Une sélection :
À titre de comparaison, sur ce même Wiktionnaire, « jeu de rôle » a quatre définitions, dont une seule désigne explicitement le jeu de rôle sur table :1. Divertissement, activité avec des règles, pouvant être exercé seul, ou en groupe, pour s’amuser.
3. (Par extension) Fait de s’amuser, de jouer.
4. (Arts) Interprétation d’un rôle par un acteur au théâtre ou au cinéma.
5. (Musique) Interprétation d’un morceau par un musicien.
6. Façon de jouer, de mener une partie, d’exécuter quelque chose.
15. Matériel servant à jouer, constitutif de l’activité ludique en question.
À première vue, le jeu de rôle sur table est un jeu de société, et le jeu de société est un jeu, c’est sûrement une affirmation qui fait consensus. Donc le jeu de rôle serait un jeu.3. (Jeux) Jeu de société dans lequel plusieurs participants créent et vivent ensemble une histoire par le biais de dialogues, chacun en incarnant un personnage.
Pour autant, avec la dispersion des formes de jeux de rôles, des pratiques et des regards, cette affirmation peut maintenant être discutée. Pour les MJ de métier, les actual players, les auteurs et toutes les personnes qui doivent tester, présenter ou vendre un jeu de rôle, enfin bref pour toutes les personnes professionnalisées dans le milieu rôliste, le jeu de rôle reste peut-être une passion, mais ce n’est plus vraiment un jeu. A contrario de la règle de jeu de société, le livre jeu de rôle peut se concevoir comme simple lecture d'évasion et d'inspiration sans jamais être joué. Parfois aussi, le jeu de rôle sort du champ du jeu pour entrer dans celui de l’expression artistique. Si l’art et le jeu ont en commun (ou pas) leur dimension frivole, hors du réel, le jeu de rôle peut aussi parfois servir de psychodrame : objet cathartique ou thérapeutique, il sort alors du champ du jeu pour entrer dans le champ du réel. D’autres pratiques utilisent le jeu de rôle à d’autres fins : celle de l’expérience. C’est bien un vécu virtuel qui est recherché, mais il n’est plus exploré d’une façon ludique, mais d’une façon plus viscérale.
Enfin, le jeu de rôle pose quelques problèmes structurels qui le rendent difficile à catégoriser en jeu la totalité du loisir, du média, d’une partie ou d’une pratique. Ainsi, le cas limite du debriefing nous évoquera une sortie de jeu ou un contournement de jeu, selon le point de vue d’où l’on se place.
Il arrive aussi que c’est justement la nature ludique du jeu de rôle, et en l’occurrence la présence d’enjeux (oui, cette affirmation contredit l’affirmation fréquente : « un jeu est sans enjeu ») qui pose des problèmes, en l’occurrence des problèmes sociaux et des problèmes de sécurité émotionnelle, et que pour les résoudre on peut chercher à minimiser le caractère ludique du jeu de rôle.
PAS DU JEU, MAIS DE L’ART
J'ai écouté un podcasteur de GN qui se demandait pourquoi on voulait défendre le GN comme étant de l'art. J'aurais envie de répondre (comme pour toute autre forme de JDR) que c'est de l'art parce que ce n'est pas qu'un jeu. Je me demande d'ailleurs à quel point le GN/JDR n'a pour certaines joueuses peu de choses à voir avec le jeu. Bref : des fois le JDR c'est du jeu et en même temps c'est de l'art. Des fois le JDR ça n'est plus un jeu.
Difficile évidemment de savoir ce que l’on met derrière le terme d’ « art ». Autant la reconnaissance du jeu de rôle en tant que média semble aujourd’hui faire consensus, autant l’inscription du loisir en son entier en tant qu’art fait débat, d’aucuns craignant de voir leur pratique rejoindre un académisme, ou une culture dominante et élitiste, d’autres étant absolument réticents à l’idée d’avoir une pratique artistique au sein du jeu de rôle.
Pour aller plus loin :
Sébastien Delfino, le jeu de rôle n’est pas un art, c’est un média. (la captation vidéo a été perdue, mais peut-être pouvez-vous demander les diapositives à l’intervenant).
Encore une fois, tout dépend de la définition qu’on donne de l’art. Si l’on se range au point de vue de Scott McCloud dans L'Art invisible, sa définition de l'art est simple à comprendre et à utiliser : il y a quelque chose d'artistique dans toutes les activités qui impliquent de la création, même involontairement, même très contrainte par des questions économiques. Donc le jeu de rôle serait toujours artistique (même avec un personnage-chiffon créé aléatoirement, qui évolue dans un scénario dirigiste). Il n’en resterait pas moins toujours du jeu et que du jeu. Mais renforcé entre autres par cet aspect artistique, le jeu devient une activité forte et fondamentale, qui n'est jamais complètement frivole.
Pour aller plus loin :
Thomas Munier, L’art imprononcé : comprendre le jeu de rôle sur le forum Les Ateliers Imaginaires
Thomas Munier, le jeu de rôle est-il le neuvième art, conférence au Colloque universitaire des 40 ans du jeu de rôle, Villetaneuse, 2015 (la captation vidéo a été perdue, mais un article a été rédigé qui devrait paraître dans le recueil Le jeu de rôle, laboratoire de l'imaginaire)
Il est une frange de rôlistes pour qui la pratique ludique du jeu de rôle s’efface complètement au profit de la pratique artistique. Les références sont davantage empruntées au théâtre d’improvisation, au happening et au cinéma qu’au wargame et au jeu vidéo. Le fait de jouer n’est plus un défi ludique, mais une performance artistique.
Pour aller plus loin :
Eugénie, kF : Jouer en performance 1, sur JenesuispasMJmais
Le jeu de rôle en tant qu’art, par Qui revient de loin sur Qui revient de loin
PAS DU JEU, MAIS DU PSYCHODRAME
Jouer en performance implique une concentration sur l’expression, un effort conscient de participer à une œuvre d’art collective. D’autres pratiques mettent de côté ce souci artistique et pour autant s’éloignent radicalement d’une approche de jeu de société.
Le jeu de rôle Coma, d’Adrien Cahuzac (en développement) propose d’incarner une personne inconsciente et aux portes de la mort. L’autre joueuse incarne un message qui s’adresse à lui dans le monde onirique qui constitue ce qui subsiste de son inconscient.
La sensation proposée est moins esthétique que bouleversante, moins bouleversante que cathartique. On joue à Coma pour des effets sur soi indépendamment de l'intérêt de la fiction. Le jeu peut s’utiliser comme une forme de psychanalyse moderne, une psychanalyse civile et non institutionnelle, et peut fonctionner en jouant de vraies personnes, pour s'aider, s'accompagner dans le deuil par exemple.
Pour aller plus loin :
Podcast Coma, le projet d’Adrien Cahuzac, sur La Cellule
Mais Coma reste un cas-limite, d’autres jeux sont ancrés plus fortement dans le psychodrame. Admettons ainsi qu’il n’y a rien de ludique dans The Curse de Lizzie Stark (actrice reconnue du milieu rôliste et Gniste américain) où l’on expérimente ce que vit une femme atteinte du cancer du sein.
Le jeu de rôle sur table est par ailleurs utilisé en psychiatrie : l’animateur emploie des jeux de rôle du commerce qui n’ont pas forcément de vocation psychologisante, le but est de mettre les patients dans des situations imaginaires et de voir comment ils s’expriment. L’animation trouve avant tout son sens psychiatrique parce qu’un psychiatre observe et éventuellement débriefe.
Mêmes interventions, quoique dans un contexte moins lourd, quand le jeu de rôle est utilisé à des fins psychologiques et sociales.
Psychanalytique, thérapeutique, cathartique, le jeu de rôle s’avère un média qu’on utilise à des fins de libération de la pensée, de la parole. Le jeu n’est alors qu’un prétexte. Les mécaniques ludiques ne sont alors que des opportunités de situations, quand elles ne sont pas purement et simplement désactivées, dans des jeux comme Coma ou The Curse.
PAS DU JEU, MAIS UNE EXPÉRIENCE
Sous sa forme la plus psychanalytique, le jeu de rôle offre avant tout un cadre pour sortir du monde. Il permet de s’en évader pour échapper, du moins temporairement à une situation de mal-être dans la vie réelle, pour y revenir plus tard peut-être riche d’un enseignement.
Si sortir du monde peut être l’occasion d’un mieux-être, il est encore plus souvent l’occasion d’apprendre, de s’émerveiller, de vivre dans la peau d’une autre personne, dans un décor étranger : cette forme d’hédonisme rôliste, à la recherche d’adrénaline, d’émerveillement et d’identification à l’autre, est bien loin de l’objectif de pousser des pions pour remporter des points de victoire. Ici, le jeu de rôle est choisi comme vecteur d’expérience.
Pourtant, dans les différentes catégories de jeu, il existe un ou des nom pour cette pratique. Le sociologue Roger Caillois propose quatre fondements pour le jeu :
+ la compétition (agôn) ;
+ le hasard (alea) ;
+ le simulacre (mimicry) ;
+ le vertige (ilinx).
Assurément, le jeu de rôle comme vecteur d’expérience entre dans les catégories du simulacre et du vertige, à côté des jeux de costumes, du tourniquet et du saut en parachute.
Pour aller plus loin :
Roger Caillois, Les Jeux et les hommes : Le masque et le vertige
Lille Clairence, Arjuna Khan, Thomas Munier, Jay Sétra, La sensation de malaise à la table de jeu, pour le podcast Toutlemondesontrôlistes
Dans le jeu de rôle Sens Hexalogie, l’auteur Romaric Briand pose la question : « Est-ce vraiment un jeu ? » et affirme : « Quiconque commence le jeu doit lui trouver une issue ». L’aventure s’avère être une expérience de pensée philosophie visant à impacter les rôlistes dans la vie réelle. Le jeu s’avère un piège, et par conséquent n’est plus un jeu.
Lors de notre échange sur Discord, kF s’exclame : « Mais si, dans ma vie entière, toute mon envie de faire des jeux, c'est de tester des réalités différentes, d'autres paradigmes, les limites de ma morale, etc., est-ce que je ne joue jamais ?
Pour moi, c'est du jeu, mais ce terme ne crée pas de distanciation ou de frivolité. »
Le jeu de rôle comme expérience est à rapprocher du serious fun défini comme un des quatre plaisirs de jeu par Nicole Azzaro : le plaisir d’apprendre. "quelque part ça pourrait coller au serious fun de Nicole Azzaro. Forme de plaisir qu’on retrouve par ailleurs dans les pratiques de jeu de rôle old school renaissance et et l'apprentissage à travers le personnage des règles de l'univers, les pièges, la survie...
Pour aller plus loin :
Nicole Lazzaro : The 4 keys 2 fun
Old school : dix principes, par Jérôme Larré sur Lapin Marteau
Le jeu expérientiel pose aussi la question de : expérimente-t-on pour nous, ou joue-t-on avec les autres ? Cette pratique, assez égoïste, s’éloignerait de l’esprit collectif censé animer le jeu de rôle sur table. On entre dans le débat qui opposerait le jeu intérieur au jeu collectif. Pour certains, le jeu intérieur (ou appelons-le l’immersion) n’est pas du jeu. Par exemple, Grant Howitt dit : « ton personnage n’existe pas si tu ne parles pas ». Bien sûr, cet antagonisme peut être dépassé si, à condition de respecter la sécurité émotionnelle, on est en mesure de partager son expérience aux autres en la réinjectant dans son roleplay ou en l’évoquant lors du debriefing.
Pour aller plus loin :
11 Astuces pour être un meilleur joueur de jeu de rôle, par Grant Howitt sur Mémoire Secondaire
Pour vivre des expériences, le paradoxe de ce mode de jeu est qu'on veut explorer quelque chose de différent mais le jeu se passe en nous et brasse avant tout ce que nous apportons en jeu. Serait-il finalement impossible de sortir de soi ?
Pour aller plus loin :
Romaric Briand, Joueur, personnage et simulacre, in Le Maelstrom.
Simon « Angeldust » Li, [Terres de Sang] De la spirale vers soi, sur Angeldust JDR
Si on joue une personne différente de nous, par exemple d’une ethnie, d’une identité de sexe ou de genre, d’un neurotype ou d’une capacité différente de la nôtre, peut-être ne va-t-on rien découvrir, ou pire, jouer sur des clichés qui seraient offensants pour les concerné-e-s. Il convient alors de trouver des systèmes de jeu qui nous apportent l’information qui nous manquent et permettent réellement l’expérimentation de l’autre, des systèmes crées par des personnes informées, voire si possible par des personnes informées et concernées.
Pour aller plus loin :
Podcast : [One-Shot] Dog eat Dog, de Liam Liwanag Burke, sur La Cellule
LE PROBLÈME DU DEBRIEFING
Considérons que le jeu de rôle n’est pas un jeu lorsqu’il devient art, psychodrame ou expérience. Ou considérons plutôt qu’une partie de jeu de rôle n’est pas un jeu tout le temps, car elle est entrecoupée de moments d’art, de psychodrame ou d’expérience. Le jeu de rôle ne serait pas un jeu tout le temps, sur toute la durée de la partie. Et ce pourrait bien d’ailleurs être un problème. Penchons-nous sur une frontière temporelle du jeu de rôle, à la fois incluse et excluse de la partie : le debriefing.
En évoquant le jeu de rôle comme expérience, il s’est avéré un antagonisme entre le jeu intérieur et le jeu collectif, entre l’émission, vue comme constructive et la réception, vue comme égoïste.
Lors d’une partie de Shades (un jeu de rôle où tout commentaire méta est interdit durant la partie), une joueuse a joué un personnage qui se coupait de tout le monde. Suite à cette partie, nous avons fait un debriefing, sur une initiative personnelle, Shades ne prévoyant pas de debriefing, ce qui est d’ailleurs le cas de la majorité des bases de jeu de rôle. Autrement dit, les bases, sans interdire les debriefings, proposent rarement des règles pour les encadrer pour des raisons qu’on peut deviner :
+ ignorance de cette pratique ;
+ dédain de cette pratique ;
+ confiance placée dans les rôlistes pour trouver une façon personnelle de débriefer.
On peut interpréter cet oubli ou cette omission comme une exclusion du debriefing du champ du jeu.
Lors de ce debriefing, un joueur s’est tourné vers la joueuse du personnage coupé du monde et s’est exclamé : « Ouvre ton jeu ! ». Cela sous-entendait la critique suivante : un personnage qui ne se lie pas aux autres n’est pas un personnage de jeu de rôle légitime.
Mais je pense que la joueuse était à fond dans son expérience, elle nous a livré le ressenti de son perso en débrief et il y avait une cohérence, une explication de pourquoi il se fermait.
Ceci est un premier indice qui me laisse à penser que le debriefing est un moment bizarre de la partie de jeu de rôle. Il perd le statut virtuel du jeu, mais il perd aussi son statut régulé. En quelque sorte, ce qui en cours de jeu est un coup légitime peut être sifflé comme une faute en débriefing, parce que rôle du débriefing est en partie d’interroger la légitimité des coups et la légitimité des règles.
Pour aller plus loin :
Thomas Munier : La serre (compte-rendu de partie), sur Terres Etranges
Le débriefing peut devenir un moment où les rôlistes se mettent la pression les uns sur les autres, et critiquent les comportements de leurs partenaires de jeu, sans qu’aucune règle de jeu n’encadre l’échange, et parfois au détriment de la sécurité émotionnelle des personnes.
J’ai certains souvenirs de debriefing assez douloureux. Notamment en tant que MJ, quand une grande partie du moment revient à remettre en question mes choix, mon arbitrage, ma gestion du rythme et de la parole, à me mettre sur le dos la responsabilité d’un échec de partie tel que ressenti par les autres rôlistes. En tant que PJ, cela a pu également m’arriver de tomber sous un feu roulant de critique, au sujet de ma prise de parole, de ma mainmise sur la narration, de mes fautes de jeu. Et je suis certain d’avoir déjà de mon côté participé à un tel lynchage dans l’autre sens. Toute remarque sur notre game design, notre style ou notre pratique est bonne à prendre si elle nous permet de nous améliorer, de mieux connaître les attendus du reste de l’équipe, mais aussi de mettre du baume sur une situation mal vécue. Pour autant, la forme compte. Puisque les bases démissionnent à encadrer le débriefing et que cela en fait un espace sauvage, hors-jeu et hostile, nous devons nous équiper de règles, cette fois sociales, pour rendre ces debriefing vraiment utiles et empathiques. La communication non-violente me semble une piste excellente, qui consiste à :
+ assumer la responsabilité de ses ressentis ;
+ exprimer son ressenti ;
+ en désigner la cause ;
+ et faire une demande qui puisse améliorer notre ressenti.
Il m’est arrivé de l’employer lors de débriefings ou d’échanges de mail post-debrief, et cela a permis de désamorcer des conflits.
Pour aller plus loin :
La communication non-violente au quotidien, par Marshall Rosenberg
Les Bases de la Communication NonViolente, conférence par Marshall Rosenberg
Certains jeux commencent à prendre le problème à bras le corps et donnent des conseils pour le debriefing. Ainsi, à la fin d’une partie de La Cigarette après l’amour, on demande à l’autre joueuse de quoi elle aurait besoin après cette partie.
D’autres jeux tentent tout simplement d’éviter les débriefings douloureux en évitant les expériences douloureuses. C’est là tout le but d’un game design pensé comme fonctionnel bien sûr, mais c’est encore plus le rôles des outils de sécurité émotionnelle quand ils sont intégrés au jeu.
Notons encore, et c’est bien cela qui fait débat dans certains cercles rôlistes, que la plupart des outils de sécurité émotionnelle, sont en fait des outils pour bloquer le jeu, quand celui-ci devient toxique pour les rôlistes.
Ici, nous avons abordé la partie du débriefing consacrée au game design. Les débriefing sont aussi pour bonne part une occasion de restituer l’histoire, éventuellement sous un angle nouveau : c’est que Lizzie Stark appelle les war stories (les récits de guerre).
À première vue, il n’y a pas de différence fondamentale entre un moment de jeu tel que : « Mon personnage sacrifie son esclave préféré sur l'autel du dieu serpent, parce qu’en fait elle est trop fanatisée et son dieu est vraiment important pour elle » et sa version reformulée lors du débriefing : « Ah oui, à ce moment de l 'histoire j'ai décidé de sacrifier mon esclave préféré parce que c'était devenu important pour moi de gagner la faveur du dieu-serpent. » ? Pour autant, dans cet exemple comme dans la plupart des war stories, le matériau ludique du départ est devenu un matériau narratif. Le contenu évolutif est devenu un contenu figé. Les secrets des personnages, les stratégies et les directions artistiques adoptées par les joueuses pendant la partie, sont maintenant étalés au grand jour. Cela n’est plus du jeu, pas plus que le commentaire sportif n’est le match de football.
Lizzie Stark identifie trois rôles pour un débriefing :
+ sécurité émotionnelle ;
+ discussion de game design ;
+ récits de guerre.
On donne en effet au débriefing (quand il est bien pensé) un rôle de sécurité émotionnelle (sortie du cercle magique, gestion du blues post-partie, remise en commun des attentes pour une future partie)
Pour aller plus loin :
Bross, Pervasivité, effet Bleed & cercle magique, sur Electro-GN
Lizzie Stark, How to run a post-LARP debrief, sur Leaving Mundania
Mais quand on réalise que la fiction est questionnée et prolongée durant le débriefing alors ce n'est plus vraiment un temps du hors-jeu. Alors, sa fonction de sécurité émotionnelle tend à diminuer. Voire, elle devient un espace moins sûr que la partie car les négociations sur la fiction ne sont plus régulées ni par les mécaniques de résolutions ni par les outils de sécurité émotionnelle (qui pense à utiliser une carte X en cours de débriefing ? ). Les joueuses peuvent se retrouver comme tenues pour responsables (et coupables) des fictions décevantes.
Le débriefing, au même titre que le métacommentaire, serait de l’interstice, de l’entre-deux. On peut se réfugier derrière l’idée qu’on parle de personne à personne, hors du personnage. Ce qu’on dit en débriefing, ce n’est pas le personnage qui le dit, c’est censé être clair. Mais je crois que dans mon exemple de ma partie de Shades, ce n’était pas aussi clair que ça (je pense que le joueur reprochait à la joueuse son isolement, mais en fait c’était son personnage qui parlait par sa voix, car son personnage s’était senti blessé que l’autre personnage l’ait tenu à l’écart ; cela m’a semblé quasiment un cas d’école du bleed out).
Pour aller plus loin :
Le bleed à tort et à travers, par Hoog sur ElectroGN
https://www.electro-gn.com/10858-le-ble ... -a-travers
Également, parler de personne à personne ne nous immunise pas aux problèmes de sécurité émotionnelle. Au contraire, c’est bien à ce moment que nous avons le plus besoin d’une approche empathique.
Métacommentaires et débriefing ont un commun de flirter avec les frontières du jeu : ni tout à fait en-jeu, ni tout à fait hors-jeu. En théorie hors du cercle magique mais en réalité l’envahissant. Durant le jeu, les discussions méta forment une sorte de co-produit, et pendant le debriefing on observe parfois une poursuite ou une précision de la fiction, des épilogues et des flashbacks. Fondamentalement, dès qu’on repense au jeu de manière spéculative, on re-jouerait la partie.
Je reviens à nouveau sur ma partie de Shades. Durant la partie, j’ai eu un sentiment de sécurité émotionnelle car comme on doit laisser chaque joueuse monologuer sans commenter son jeu, on est obligé de respecter son jeu. Ceci est renforcé par le jeu en solipsisme (ce que raconte la joueuse est la vision des faits de son personnage, pas forcément la réalité) : comme sa narration n'est pas fiable, on ne peut pas lui reprocher d'être incohérente. Hors, le souci de cohérence devient le poison social du jeu de rôle quand il justifie toutes les critiques et les auto-critiques. De même que le souci de faire une bonne histoire, de gagner le scénar, de plaider pour son personnage ou d'être réaliste.
Pour aller plus loin :
Cédric Ferrand, et autres : Le trac, discussion sur le forum Casus No
Or, lors du débriefing, ces règles tombent et deux joueurs se sont acharnés pendant une demi heure sur la joueuse du personnage en retrait pour lui reprocher son roleplay : j’ai trouvé le debriefing beaucoup moins sain que la partie. Qu’on s’entende, ces trois personnes étaient amies et partenaires de jeu de longue date ; je doute que ce débriefing leur ai laissé des blessures indélébiles, et je suis persuadé qu’elles auront l’occasion de se pardonner si le besoin s’en fait sentir. Pour autant, cette expérience m’a instruit sur le fait que, dérégulé, le débriefing devient une foire à la critique, une course au jugement acide qui peut pénaliser notre ressenti de jeu et nous blesser psychologiquement.
Sur Discord, j’ai lu que le débriefing était toujours du jeu toujours du jeu mais avec des règles différentes (en général, sans règles) ; ou que le débriefing était donc du jeu social, comme toutes les interactions humaines en fait (mais ce n’est pas le même jeu).
Ce billet n’est pas censé déborder outre mesure du cadre du jeu de rôle, mais je vais néanmoins émettre cette opinion : il y a tout lieu de regretter que nos interactions humaines manquent de sécurité émotionnelle. Même hors-jeu, le débriefing devrait s’en doter, juste comme tout le reste de la vie si nous voulons qu’elle nous soit plus belle.
Lizzie Stark aboutit à la conclusion qu’un bon débriefing doit avant tout être une opération de sécurité émotionnelle : un endroit pour exprimer ses ressentis, et prendre soin les uns les autres si besoin. Que les discussions de game design et les récits de guerre ne doivent être abordés qu’après, voire qu’on peut en faire l’impasse.
Faire l’impasse des discussions de game design et des récits de guerre, c’est un débat, tant justement c’est sur des aspects qu’on peut abîmer des relations. C’est aussi un espace où le jeu recommence.
Il y a certaines choses à dire en débriefing qui ne sont pas du jeu : « J'aime pas la mécanique de blessures », « L'univers est sympa, je referai bien une partie à l'occasion. », « J'ai rien compris aux jets de perception, t'aurais dû mieux expliquer. »
Mais le jeu n'est jamais loin si on dérive sur « J'ai encaissé 4 blessures graves, j'aurais dû mourir. », « L'univers est fascinant, j'ai envie de voir si mon perso réussira à retrouver son père. », « J'aurais pas raté l'indice si j'avais su comment faire la perception. ». Là, on refait le match. Quand on dit : « J’aime pas les mécaniques de blessure. », on est en train de négocier la narration.
Faut-il refaire un débriefing sécurité émotionnelle après les discussions de game design et les récits de guerre ? C’est bien possible.
Lors d’un débriefing, on peut avoir l’impression que le jeu continue. On réexplore la partie, on réimagine les possibles. Mais son aspect dérégulé (ludiquement et socialement) joue contre la catégorisation de ce moment comme du jeu, et, on l’a dit, pose des problèmes relationnels. On pourra dire la même chose de la création (de personnage, de groupe, de l’univers en commun), du briefing et des ateliers (car oui, si quelqu’un vous prend dans ses bras pour vous préparer à ce qu’on se prenne dans les bras durant le GN et que justement ce contact humain est non-désiré, comment pouvez-vous vous dérober à cet atelier s’il ne comporte pas ses propres outils de sécurité émotionnelle ?).
Pour aller plus loin :
Matthieu B., Se briefer avant un jeu de rôle, sur C'est pas du jeu de rôle
Parfois en débriefing, on se demande : « Est-ce que ça aurait marché si... » et on jette les dés si « ça serait passé ou pas ». Manière de réintégrer la pratique dans le jeu.
En règle générale, si de plus en plus de jeux s’équipent de conseils pour le débriefing, c’est également un domaine où les excellents conseils fleurissent pour le blog, afin de faire du débriefing une part noble du jeu à part entière, assortissant contraintes de créativité (ainsi Manuel Bedouet demande de donner un élément positif, un élément négatif du jeu), bienveillance, et souci des autres personnes.
Macalys, Débriefer après un jeu de rôle, sur C’est pas du jeu de rôle
Ces initiatives sont une bouffée d’air frais, tant le manque d’outils ou de termes pour parler de nos parties est parfois flagrant, les malentendus sont nombreux en compte-rendu. Le non-dit en partie est la partie immergée de l’iceberg, et le verbaliser est extrêmement complexe. Toute aide est la bienvenue.
LE PROBLÈME DES ENJEUX
Ainsi, nous avons vu que pendant longtemps, le débriefing a été le parent pauvre du jeu de rôle, un élément hors-jeu, non régulé, et bien que partant de bonnes intentions (améliorer ses pratiques, renégocier le contrat de table), s’avérant assez toxique, jusqu’à ce qu’une bonne dose de game design et de sécurité émotionnelle en fasse au contraire un atout majeur dans le déroulement serein du jeu.
Si mal pensé, le debriefing s’avère un poison social, j’ai nommé précédemment d’autres poisons sociaux qui eux font assez viscéralement partie du jeu :
+ le souci de cohérence ;
+ le souci de faire une bonne histoire ;
+ le souci de gagner le scénar ;
+ le souci de plaider pour son personnage ;
+ le souci d’être réaliste.
Justifiant toutes les critiques et les autocritiques, ils justifient aussi tous les comportements antisociaux et toutes les inhibitions. Et si les poisons sociaux, c’était les enjeux ? Et si la structure ludique même du jeu de rôle en faisait un espace férocement compétitif, un moment délétère parce que rongé par des attentes énormes de la part de chaque rôliste ? Et si le jeu nous mettait trop la pression ? Et si, quand la pression devient trop forte, le jeu cesse d’être un jeu ? Et si « Saine compétitivité » n’était que l’oxymore d’ « une guerre cordiale » ?
Des game design tentent de dédramatiser les choses en désactivant un maximum d’enjeux. Ainsi, Prosopopée, en vous faisant jouer des dieux immortels et inertes au changement, nous épargne de plaider pour notre personnage. Dragonfly Motel, en supprimant le souci de cohérence, supprime aussi la notion même d’affrontement (on peut se prendre une balle en pleine tête et réapparaître en pleine forme dans la scène suivante). Shades, en interdisant tout commentaire hors narration et même tout dialogue verbale entre joueuses, vous affranchit du souci de cohérence et même du souci de plaire. Ces game design minimisent les enjeux, et par là-même le caractère ludique du jeu de rôle, au service d’une expérience particulière, mais aussi pour en faire un espace plus serein : sans nous inviter à copier texto leur game design, ces jeux nous invitent à réinventer nos parties habituelles avec moins de jugement, moins d’évaluation. Moins de régulation mécanique et plus de confiance et de coopération.
Mais c’est rejoindre une maxime rôliste populaire : « Dans le jeu de rôle, il n’y a ni ni gagnant ni perdant. », les seuls véritables enjeux étant in fine, de passer un bon moment ensemble et éventuellement de vivre une aventure qui fasse rêver tout le monde. Cette maxime part d’une volonté de proposer un jeu sûr, absolument coopératif malgré les apparences (le MJ incarnant l’adversité, la possible opposition entre personnages). Les joueuses sont plus importantes que la partie (qu’on n’hésitera d’ailleurs pas à clore si elle abîme les relations). Si l’on suit cette maxime, le jeu de rôle n’a en fait plus grand-chose d’un jeu. Il a les atours d’un jeu de société ou d’un wargame mais ses objectifs sont tout autres. Bien qu’on puisse objecter que dans les autres formes de jeu, cette forme d’irrespect des règles existe aussi pour favoriser la coopération (ainsi, la joueuse d’un jeu faisant volontairement des coups sous-optimaux pour laisser de la place aux joueuse débutantes, se concentrant sur d’autres aspects comme enseigner le jeu, poursuivre un objectif secondaire, profiter du moment humain…), il me semble que dans le jeu de rôle, au lieu d’un épiphénomène, il s’agit d’une règle répandue de savoir-vivre… bien souvent écrite texto dans les bases de jeu de rôle.
Cette façon de repenser les rapports de force à tout lieu de s’étendre avant et après la partie, sur les phases de création, ateliers, briefing et débriefing.
En quelque sorte, l’aspect gaming (jouer selon les règles, avec un objectif, des conditions de victoire) s’efface au profit de l’aspect playing (jouer avec les paradigmes du jeu comme avec un jouet ou un théâtre).
Pour aller plus loin :
Thomas Munier, Gaming VS Playing, sur Les Bons Remèdes
Est-ce à dire que le playing est moins chargé d’enjeux, plus émotionnellement sûr ? Cela reste à voir.
Même dans un jeu de rôle aussi apparemment déludifié que Dragonfly Motel, il persiste un enjeu : celui de raconter des belles choses. C'est ce qu’est censé permettre (et non demander) le jeu et cela devient ce qu'on essaye de faire quand on prend la parole, même quand l'objectif final est autre (se perdre, chercher la transe...). Le texte du jeu tente d'aller à l'encontre de ça, de se départir de l'exigence de qualité, mais ce détachement apparaît difficile à réaliser en pratique, surtout pour se lancer au début. Certaines joueuses, en se fixant mentalement un enjeu esthétique hors de leur portée, se retrouvent paralysées, incapables de prendre la parole. Tant et si bien qu’un tel jeu pourrait se porter mieux d’être précédé d’un atelier, ou d’une partie-crashtest.
En fait, bien des pratiques du playing (expérimenter, chercher la transe, créer) peuvent donner lieu à des comportements antisociaux (cabotinage, mainmise sur la narration, agression des autres personnages, usurpation abusive de la parole) ou tout simplement aborder des thèmes sensibles (jeux érotiques, torture-porn…) Face à ces problèmes, réinjecter une dimension régulée et même compétitive (notamment en fixant et verbalisant les enjeux) peut finalement s’avérer saine. L’important est alors d’accepter la possibilité d’une défaite, et de s’assurer soit que les conditions de défaites soient associées à un certain esprit de justice, soit de savoir prendre soin des joueuses en situation de défaite.
Aucun jeu ne peut totalement se départir de la pression à la performance, et donc de la possibilité d’échec. Il convient alors de savoir aborder sereinement à la fois la perspective de l’échec (je me rappelle des moments de stress insupportable que j’ai vécu en jouant à Shadow Run 4, j’aurais aimé avoir des outils pour gérer ce sentiment) et l’échec lui-même. Ou encore minimiser la perspective de l’échec (au risque de diminuer le défi ludique) : ainsi, les points de destin à Warhammer (permettant de sauver son personnage de la mort) ressemblaient à de la sécurité émotionnelle mais en quantité limitée. On pourrait aussi imaginer des outils de type quicksave / quickload, ou une sauvegarde en continu (un pouvoir qu’on peut débloquer dans le jeu de rôle Cœlacanthes).
Si dans le playing, l’échec est réversible (dans le « on fait comme si » des enfants, il y a la possibilité de ressusciter, rejouer la scène ou faire coexister des possibles différents) ou inexistant (ainsi, dans une approche esthétique du jeu, la défaite d’un personnage peut être vécue comme une bonne histoire), ce qui désactive une partie des rapports de force, la pression de performance demeure, avec son lot d’attentes et de déceptions, et les désaccords peuvent également émerger (on voit dans les cours de récréation des enfants demander l’arbitrage de l’instit’ sur des situations imaginaires).
Pour aller plus loin :
Thomas Munier, Gherhartd Sildoenfein : Le jeu de rôle sans règle, Podcast Outsider
CONCLUSION
Les techniques de sécurité émotionnelle rompent aussi avec le jeu. Elles se basent sur des pauses dans le jeu, une fuite du jeu, un arrêt du jeu ou une censure du jeu. Ou encore elles se basent sur le replay ou sur l’acceptation d’issues incohérentes ou établissent que tout se vaut. Dans ces cas-là, on peut avoir l’impression de jouer pour du beurre, et donc de ne plus jouer. Trop d’enjeux tue le jeu, trop peu d’enjeu tue le jeu. Au final, au-delà de ces cas extrêmes, le jeu de rôle n’est jamais un jeu de façon continuelle. Il est successions de temps en-jeu et de temps hors-jeu, et des joueuses peuvent être en-jeu tandis que d’autres sont hors-jeu au même moment. Il est même possible que ce qui fait jeu dans le jeu de rôle, c’est bien cet échange permanent entre temps ludique et temps extra-ludique.
Au final, et sans avoir pris la peine d’aborder son format (plutôt des livres que des boîtes), si l’on se demande si le jeu de rôle sort du domaine du jeu, c’est peut-être parce qu’il serait en fait un jeu total, combinant les quatre fondements du jeu tels qu’établis par Roger Caillois : la compétition, le hasard, le simulacre et le vertige.
Pour aller plus loin :
GherhartdSildoenfein, Bonne résolution : je vais limiter mon usage du mot « jeu », sur son fil Google +